La grande pelouse

Ce jour-là, le vent soufflait fort sur le parc de Poudlard. Emily se trouvait dans ses appartements, profitant des deux heures qu’elle avait à sa disposition pour se reposer. Le samedi, elle avait beaucoup de longues pauses, mais elle devait se rendre ponctuellement à la bibliothèque pour s’assurer que tout s’y passait bien. Voir que la bibliothécaire faisait son apparition plusieurs fois dans la journée dissuadait les élèves de faire trop de bruit et permettait à ceux qui en avait besoin de la questionner. Depuis sa fenêtre, Emily observait les arbres danser dans le vent. Une semaine plus tôt, elle avait gagné un an. Au sein du château, personne ne lui avait souhaité joyeux anniversaire, mais cela ne l’affectait pas : ils ne pouvaient pas savoir, après tout... Prise d’une envie soudaine, la jeune femme fit volte-face, traversa son appartement et enfila sa longue cape noire par dessus la robe verte qu’elle portait. Elle mit également ses longues bottes avant de se diriger vers la fenêtre face à laquelle elle se tenait quelques instants seulement auparavant. Ouvrant la vitre, la rousse se transforma en buse puis se posa sur le rebord de la fenêtre, refermant cette dernière à l’aide de son bec.

Quittant son perchoir de pierre, la bibliothécaire désormais volatil s’envola. Survolant le parc, la buse aux plumes roussâtres observait à l’aide de sa vue plus perçante que lorsqu’elle n’était pas oiseau ce qu’il se passait bien des mètres en-dessous d’elle. Aucun élève ne se trouvait dans le parc. Ils s’étaient certainement tous réfugiés dans le château lorsque le vent s’était levé. Dans le ciel d’un bleu pâle presque blanc, les nuages gris clair faisaient la course. Emily se laissait portée par le vent, ajustant de temps à autres la position de ses ailes pour les courber un peu plus vers l’avant : chose qu’elle se devait de faire en planant. Ensuite, elle vola en battant lentement de ses longues ailes. Apercevant entre les hautes herbes un mulot, son instinct de rapace prit le dessus et elle s’abattit sur le pauvre animal, fonçant droit vers le sol. Reprenant ses esprits, la jeune femme remonta rapidement avant d’atteindre le mulot. Se rendant compte que cela faisait presque trois quarts d’heure qu’elle volait, Emily prit la sage décision de rejoindre le sol non sans pousser un cri. Son médecin lui avait conseillé de ne pas rester sous sa forme Animagus trop longtemps... Et au vu de ce qu’il venait de se passer : il y avait de bonnes raisons pour suivre ce conseil ! Veillant à ne pas être visible lorsqu’elle reprenait forme humaine, la jeune femme avait été se poser derrière un arbre.

Retrouvant ses deux jambes et ses deux bras, la rousse soupira. Elle aimait tellement sentir le vent frais et froid se glisser entre ses plumes qu’une certaine déception se dessina momentanément sur son visage : être clouée sur le sol l’attristait. Certes, elle aurait pu aller chercher son balais volant pour rejoindre les airs, mais... Ce n’était pas comparable. Sortant de sa cachette et retrouvant son visage calme et paisible, Emily traversa le parc, les mains dans les poches de sa cape tandis que sa chevelure rousse projetée devant son visage l’aveuglait à plus d’une reprise. Elle s’arrêta lorsque le vent qui l’accompagnait dans son ascension jusqu’au château se fit un peu plus fort. Faisant volte-face, elle écarta les bras et rejeta la tête en arrière, fermant ses paupières pour apprécier pleinement le vent qui caressait -bien que « fouetter » aurait été un verbe plus approprié- son visage. Sa chevelure de feu et sa cape dansaient derrière elle.  Le bas de sa robe, plus évasé que le haut serré, était également soulevé par la rafale passagère. Petit à petit le vent se calma. Emily s’installa gracieusement dans l’herbe à l’endroit même où elle se trouvait et, les jambes croisées, elle profita du léger vent froid qui s’engouffrait dans sa cape sans remarquer que quelqu’un s’approchait d’elle.

Ce qu'elle crut en premier lieu être quelqu'un qui s'approchait d'elle s'avoua être un élève qui traversait simplement la Grande Pelouse pour quitter l'enceinte de Poudlard : sans doute se rendait-il à Pré-au-Lard. Emily avait bien choisi son moment pour reprendre forme humaine, car une demi-douzaine de minute seulement après sa transformation, les élèves pointaient le bout de leur nez dans le parc. Le vent étant plus ou moins retombé, les jeunes en profitaient pour aller se réfugier dans le village voisin, loin de la surveillance professorale. Suivant des yeux les silhouettes qui zigzaguaient jusqu'au Portail, Emily n'entendit pas que, pour de vrai cette fois, quelqu'un s'approchait d'elle.

"Les chuchot'ments d'élèves essayant d'êt' discret et l'bruit des pages tournées n'sont pas la plus belle mélodie aux oreilles d'une bibliothécaire ? Mince, mon préjugé s'rait-il mauvais ?"

Un sourire léger étira les lèvres de la rousse lorsqu'elle reconnut la voix de Finn Thomas. Elle ne lui lança pas le moindre regard, se contentant de répliquer :

"Ce que tu viens de dire n'est, à mes yeux, pas un préjugé, mais un stéréotype. Et ces derniers ne sont pas mauvais, car ils font de nous des êtres humains... On a besoin de classer les choses, des les trier, des les catégoriser ; ça nous rassure !"

Elle sentit le jeune homme s'installer à côté d'elle. Sa présence ne la gênait pas, au contraire. Emily ne refusait jamais un peu de compagnie. Elle ne daigna le regarder que lorsqu'il reprit la parole pour dire :

"Une des dernières journées douces et ensoleillées avant l'hiver. Tu viens souvent dans l'coin ?"

Un sourire malicieux s'afficha sur le visage de la rousse lorsqu'elle répondit d'une manière volontairement énigmatique :

"Disons que ces derniers jours je survole plus le coin que je ne le fréquente..."

Emily n'était pas du genre à dire au premier venu qu'elle était une Animagus, mais elle s'amusait souvent à le sous-entendre. Si un jour Finn venait à la questionner concernant sa capacité à se transformer en rapace, elle ne le nierait pas : elle avait cette impression que le jeune homme saurait tenir sa langue. Quoique... Le faire tourner en bourrique était une occupation des plus drôles ! Elle l'avait déjà fait une fois, dans les couloirs du château, et elle s'était amusée comme une enfant ; de quoi lui faire revivre sa jeunesse oubliée. En parlant de jeunesse, Emily se demandait si le professeur dont l'âge était plus que rapproché de celui de ses élèves s'en sortait. Tout en détournant ses yeux clairs pour observer les nuages défiler au-dessus de leur tête, elle lui demanda :

"Et sinon, les cours que tu donnes se passent bien ? Les élèves ne te font pas trop tourner la tête ?"

Ce qu'elle voulait dire par là n'avait, à la base, pas de lien avec les rumeurs qui courraient concernant la nature quelque peu charmeuse du jeune professeur. Elle s'apprêtait à rectifier sa phrase pour lui faire comprendre qu'elle désirait savoir si ses élèves ne le rendaient pas fou, mais, après réflexion, elle se retint, se disant qu'une réponse à une question aussi ambiguë pouvait être des plus intéressantes. Une douce brise venait soulever de manière sporadique une mèche rousse qui dansait devant le visage de la bibliothécaire. Au loin volaient des chouettes et des hiboux. Emily se demandait comment allait Chilali.

Lorsque Finn s'empressa de préciser que ses paroles n'étaient de loin pas une tentative de séduction, la rousse retrouva le sourire. Elle éclata de rire, effaçant du dos de sa main la larme qui venait tout juste de couler sur sa joue. Tournant la tête pour poser ses yeux encore humides sur le jeune professeur, elle le regarda sans rien dire. Ce n'est qu'après un instant de silence qu'elle prit la parole :

"C'est vrai que les buses sont des animaux fascinants..."

Détachant ses yeux du jeune homme pourtant fort agréable à regarder, elle plongea son regard au loin et commença à remettre en question sa volonté de garder pour elle sa condition d'Animagus. Peu de gens étaient au courant, et elle avait tenu à ce que cela reste le cas, mais, avec du recul, elle commençait à se dire qu'il serait peut-être temps de le dévoiler.

"Dis-moi, Finn, si tu étais par exemple un semi-hybride ou je ne sais quoi, penses-tu que tu le dévoilerais ou est-ce que tu le garderais pour toi ?" demanda-t-elle avant d'ajouter, comme pour s'assurer qu'il ne comprenne pas qu'elle disait cela par rapport à elle-même : "Je dis ça à cause de tout ce qu'il se passe, ces derniers temps : je me demande comment le vivent ces gens qui sont attaqués pour une raison qui m'échappe..."

Tout en posant la question, elle avait fermé les yeux, penchant la tête en arrière pour profiter de la douce lumière du soleil. Dans cette position, elle entendait une réponse, espérant que Finn n'avait pas remarqué qu'elle avait pleuré. Non pas qu'elle avait honte, mais elle ne voulait pas passer pour une sorcière faible ; elle ne l'était de loin pas.

Emily n’avait pas menti, loin de là : elle se demandait réellement comment les autres personnes attaquées simplement à cause de leur hybridité ou leur capacité à se transformer en Animagus le vivaient. Comme toujours, elle avait dit la vérité de telle manière qu’elle n’avait pas eu à se dévoiler. Pour ce qui était de jouer sur les mots, la bibliothécaire était une pro ! La formulation réfléchie des phrases qu’elle prononçait, ça, ça la connaissait. Elle pouvait dire tout le contraire de ce qu’elle pensait sans pour autant mentir. Dingue, n’est-ce pas ? Les seules et uniques fois qu’elle avait menti, depuis son accident, c’était pour conserver le Secret Magique lorsqu’elle se trouvait en présence de moldus. Comme une poussée d’adrénaline venue de nulle part, le mensonge parvenait à s’insinuer dans ses paroles.

« J'pense que ça dépend d'ton hybridité ma belle, si c'est toi la vampire du campus, j'te déconseille d'en parler à n'importe qui, j'pense pas qu'les parents vont kiffer d'savoir qu'c'est vrai ! »

La jeune femme éclata d’un rire joyeux et sincère. La gêne qu’elle avait endurée en ressentant une vague de compassion émaner de Finn s’était envolée. Reprenant son sérieux, le jeune professeur donna son avis concernant les hybrides. Retournant la tête pour soutenir son regard, Emily écouta attentivement ce qu’il disait, devenant d’une seconde à l’autre aussi sérieuse que lui. Elle pensait exactement la même chose que le jeune homme. Du moins... A cet instant-là. Ce n’était pas réellement sa façon de voir les choses, mais le fait était qu’elle n’avait pas la capacité nécessaire qui lui permettrait de comprendre qu’il ne s’agissait pas vraiment de ce qu’elle ressentait face aux hybrides. Son envie profonde de s’amuser de la situation reprenant le dessus, la rousse lâcha sur un ton volontairement énigmatique : 

« Hé bien... Quand tu sauras ce que je suis, et je suis pas une vampire, précisa-t-elle, tu me r’diras  si c’est trop dangereux pour que je puisse me permettre d’en parler à tout le monde ! »

Elle avait fait exprès de laisser sous-entendre qu’elle n’était pas une sorcière lambda. Elle voulait s’amuser encore un peu avant que toute l’école soit au courant, parce qu’une chose était sûre, le fait que des hybrides soient présents à Poudlard n’allait pas rester secret encore bien longtemps. Il était fort probable que, d’ici un mois, les choses aient fortement changé. La seule chose dont Emily était certaine, c’était qu’elle ne voulait pas que ses collègues et que les élèves apprennent autrement que par elle qu’elle était une Animagus. Mais quand allait-elle lâcher le morceau ? Et commencerait-elle par le dire uniquement à quelques personnes, ou allait-elle le dire à tout le monde en même temps ? Tant de questions sans réponses...

« D’accord ? » demanda-t-elle, un sourire un coin et une lueur de malice brillant dans son regard.